Bu

Le mois de décembre avait filé à une allure folle, la date fatidique du 24 décembre se rapprochait considérablement. Notamment pour les parents qui cavalaient dans les rues de Paris pour se ruer dans les magasins de jouets, cadeaux et autres broutilles pour les offrandes de Noël, certains étaient affolés car ils n'avaient pas effectué la totalité de leurs achats, d'autres râlaient contre le vent, le froid, la foule, etc.
 La neige recouvrait les toits, formait une immonde bouillasse grise maronnâtre dans les rues, faisait naître l'extase dans les esprits des enfants, l'emerveillement de ceux qui ne l'ont jamais vue, ou de ceux qui l'attendent depuis un an déjà.
 Le vent parcourait les trottoirs, faisant voler les cheveux des filles comme ceux des sirènes, soulevant les jupes des plus courageuses, rougissant les joues des passants, faisant frissoner chaque particule de peau qu'il rencontrait.
 La température déscendait très bas cette année, pour compenser la chaleur écrasante de l'été pensaient certains.
 L'hiver était rude pour les sans abris qui se faisaient piétinner comme à chaque période de Noël par les gens trop pressés pour regarder où ils posent les pieds, ignorés comme à l'habitude. C'est vrai, on doit déjà s'occuper de notre Noël, les cadeaux : quoi offrir ? à qui ? est-ce que ça va plaire ? , le diner : quoi faire à manger ? qu'est-ce qui irait mieux avec le homard ? nappe rouge ou nappe dorée ? couverts en argent ? , les amis : qui appeler en premier ? avec qui faire semblant de passer sous un tunnel ? , etc, etc..
 S'encombrer en plus d'un sale clochard crasseux, qui de toute façon ne passera sûrement pas l'hiver, qui vous oubliera la minute d'après, qui dépensera votre argent à picoler.. Non mais ça va pas la tête ?!
 Et de toute façon, vous ne le connaissez pas, alors vous n'aurez pas sa mort sur la conscience, qu'est-ce que ça peut bien vous foutre, au fond ?
 Ce n'est pas parce qu'ils vous souhaitent un "Joyeux Noël, Dieu vous bénisse" à la place de l'habituel "Pour manger, j'ai deux enfants, s'il vous plait" qu'il faut y préter plus d'attention. Non mais vraiment, que vont-ils s'imaginer ?
 Et Dieu, qui c'est d'abord ? Hein ?
 Louise n'en savait rien. Il paraitrait que Dieu soit un grand barbu assis sur un nuage qui serait à l'origine de cette planète et qui aurait créé l'homme à son image. Enfin Louise n'était ni grande, ni barbue. Alors c'est tout autant un bonhomme sorti d'un papier Carambar. Louise faisait de la buée sur la fenêtre de la cuisine avec sa bouche et écrivait "Joyeux Noël" dans le petit cercle flou. A travers les trémas du E, elle aperçut un vieillard assis dans la neige, avec un grand manteau gris en laine, des mitaines vertes comme un sapin, un chapeau qui lui cachait la moitié du visage, des énormes chaussures qui auraient pu être des chaussures de clown si elles avaient eu plein de couleurs.
 Elle fut prise d'affection pour cet homme solitaire, battu par le vent et fouetté par la neige et demanda la permission à sa mère pour sortir dehors.
 "D'accord, mais couvre toi bien, n'oublie surtout pas ton echarpe et tes mouffles, et rentre avant qu'il fasse nuit. Maman t'aime fort ma petite chérie."
 Une maman ça aime toujours fort sa fille. C'est comme ça qu'on lui a appris à l'école. A moins que ça ne soit sa mère elle-même qui lui ait dit ? Peu importe. Les adultes ont toujours raison, ils savent tout, et quand Louise sera grande, elle saura tout à son tour et pourra frimer comme les grands.
 Après avoir enfilé son bonnet, elle fila dans la rue et se dirigea directement vers son monsieur.
 "Bonjour monsieur.
 _Bonjour ma ptite demoiselle !
 _Ca va bien monsieur ?
 _Oh.. Le froid, tout ce vent, cette neige.. Je suis frigorifié.. Cette année, l'hiver aura sûrement ma peau.. Même pas assez d'argent pour une ptite bouteille.. Et toi ma petite, comment vas-tu ?
 _C'est bientôt Noël, je vais voir toute ma famille, y aura du gateau et comme j'ai été sage, le Père Noël m'apportera tout plein de cadeaux !
 _Tu travailles bien à l'école ?
 _Oh oui ! La maîtresse m'a donné des chocolats pour Noël !
 _C'est gentil ça..
 _Dis monsieur, c'est quoi ton prénom ?
 _Oh tu sais.. Mon prénom.. Le temps l'a effacé.. Je ne sais même plus comment je m'appelle.. J'ai tout perdu.. Mon pauvre prénom.. Parti avec le reste.
 _Je ne savais pas qu'on pouvait perdre son prénom..
 _C'est la vie, ma ptite.. C'est la vie.. Et l'alcool.. Lui aussi, il l'a effacé..
 _Tu bois beaucoup monsieur ?
 _Pour me réchauffer, mon ptit, pour plus trop avoir froid.. Tu comprends, plus de maison alors.. On fait avec ce qu'on a.. Pour oublier.. Pour oublier..
 _J'ai une idée ! Puisque tu bois beaucoup, tu t'appeleras Bu !
 _Bu.. C'est original ça.. Puisque c'est toi qui l'a decidé, je veux bien.. Je serais Bu alors.
 _Moi c'est Louise.
 _C'est joli Louise.. Ma.. Ma fille aussi s'appelait Louise..
 _Où est-elle ?
 _Ma pauvre Louise.. Elle est morte.. Dans un accident de voiture.. Avec ma femme.. Mortes.. Ca fait partie de la vie, ma ptite demoiselle.. On croit que ça arrive qu'aux autres et puis.. Du jour au lendemain, tu fais partie des autres..
 _Oh.. C'est triste. Faut pas que tu pleures, Bu. C'est bientôt Noël, tu sais, les gens doivent sourire à Noël.
 _Noël.. Il y a bien longtemps que je ne l'ai plus fêté tu sais.. Le sourire des gens.. Il me fait plus souffrir qu'autre chose, tu sais. Les gens sont heureux, ils ne font pas attention à moi, à ma misère..
 _Faut que tu souries Bu. Pour moi."
 Louise enleva ses mouffes, et leva les coins de la bouche de Bu en formant un sourire sur ses lèvres et lui sourit à son tour. Bu laissa echappé un rire etouffé.
 "Tu vois, c'est pas difficile, de sourire.
 _Je ne te connais pas, Louise. Mais je peux te dire que tu es une petite fille adorable.. Pas comme la plupart de ces gens.. J'espère que tu ne finiras jamais comme eux ni moi..
 _Bu aussi, c'est un gentil monsieur. Et c'est pas parce qu'il a pas d'argent pour avoir une maison que c'est un vilain monsieur ! On va leur montrer aux gens que Bu est un gentil monsieur et qu'il mange personne !"
 Louise pris le vieillard dans ses bras et serra fort, très fort. Un frisson de chaleur parcourut le corps de Bu. Il enroula ses bras aux manches mitteuses et trouées, et frotta ses mains sur le dos de la petite fille. Bu puait l'alcool et la crasse, Louise sentait bon le savon de Marseille et le propre. Certaines personnes s'arrêtaient pour commenter ce "spectacle touchant", "miracle de Noël", et tant d'autres encore.. D'autres se contentaient de jeter un oeil et de vite détourner le regard. Leurs achats, vous comprenez. Le radiateur qui les appelle à l'aide. Les pantoufles qui leur tendent les bras. Pas le temps de traîner, et cette petite fille ferait mieux de rentrer chez elle. D'autres, plus généreux et moins préoccupés, laissaient deux ou trois pièces dorées au clochard. Puis Louise se décrocha de Bu et lui offrit un sourire magnifique, un sourire avec deux fossettes à chaque extremité, un sourire plein de dents blanches, un sourire encore plein d'innocence et de bonheur.
 "Bu, raconte moi une histoire.
 _Une histoire de Noël ?
 _Non, des histoires de Noël, maman m'en raconte plein ! Je veux des histoires de fées, de princesses, de trésors, de pirates, de rêves, d'étoiles.. Tu en connais des histoires comme ça ?
 _Peut-être que si je cherche bien dans ma mémoire.. Mais viens dans ma couverture, tu vas attraper du mal si tu restes assise ici.. Bu va te raconter une histoire que sa maman lui racontait souvent.. Tu m'écoutes ?
 _Tu peux commencer."